lundi 23 septembre 2013

Suisse, le monde Helvète des affaires et Salvador Allende

QUARANTE APRES 
LA CHUTE D'ALLENDE :  
Quand la Suisse 
fêtait le putsch

Par Samuel Jordan
 
Il y a quarante ans, les diplomates helvètes célébraient le putsch de Pinochet. Un historien de l’Université de Fribourg met en lumière les relations entre la Suisse et le Chili durant cette époque trouble. Le 11 septembre 1973, Augusto Pinochet prend le pouvoir au Chili. Le général met fin au gouvernement socialiste Allende, élu démocratiquement trois ans plus tôt. Comment la Suisse a-t-elle géré ses relations diplomatiques avec le Chili durant cette période agitée? La réponse avec Ivo Rogic, doctorant en histoire à l’Université de Fribourg qui a mené des recherches dans les deux pays.

Quelles étaient les relations de la Suisse avec le Chili avant l’élection de Salvador Allende en novembre 1970?

Ivo Rogic : Excellentes. Le lien entre les deux pays est fort dès le XIXe siècle, car le Chili est une terre d’accueil pour des milliers de Suisses qui viennent y chercher meilleure fortune. La Suisse ouvre un consulat à Valparaiso dès 1851, puis un second en 1918 à Santiago qui devient ambassade en 1957. 


Une école suisse est fondée dans la capitale en 1939. Et Eduardo Frei, d’origine suisse, devient président du Chili en 1964. Son fils Eduardo Frei junior occupera la même fonction de 1994 à 2000.

Comment les diplomates suisses au Chili considèrent-ils l’élection en 1970 d’Allende, médecin marxiste et franc-maçon?

Pas vraiment d’un bon œil. Roger Dürr, l’ambassadeur à Santiago fustige l’avènement d’une dictature qui provoquera selon lui la ruine d’un pays qui était jusqu’alors «un petit paradis et le modèle des démocraties en Amérique latine».

Leur analyse évolue-t-elle par la suite?

Elle demeure sans nuances et fortement empreinte d’anticommunisme. Les diplomates expriment leur vive inquiétude pour les colons suisses et pensent que ceux-ci se verront contraints, sous la menace communiste, de quitter le pays en abandonnant «le produit d’un travail de pionnier». 

Voici un extrait édifiant d’un rapport du même Dürr: «Avec Allende, les étrangers s’en iront. Les domestiques se croient déjà propriétaires des frigidaires et des machines à laver; ils pensent que les clubs privés seront transformés en parcs publics que l’on pourra souiller pour la plus grande joie d’une populace sans responsabilité et sans éducation.» Selon lui, «le fanatisme politique l’a emporté sur la raison et la logique».

Allende aurait donc fait tout faux?

La diplomatie helvétique se montre carrément ingrate envers lui! Car Allende a joué un rôle déterminant dans la libération en janvier 1971 d’un de ses représentants, l’ambassadeur Giovanni Enrico Bucher, qui avait été enlevé un mois plus tôt à Rio par un commando d’extrême gauche.

Le 11 septembre 1973, c’est la chute de la maison Allende. Qu’en pensent nos diplomates à Santiago?
 
Que du bien ! Le soir même, on sable le champagne à l’ambassade, comme le rapporte le journaliste Jacques Pilet envoyé sur place par «24 heures» dans un article qui provoquera un tollé en Suisse. Le nouvel ambassadeur en place, Charles Masset n’est pas surpris du coup d’Etat, lui qui en avait énoncé la probabilité dans un courrier à Berne en novembre 1972 déjà. 

Le diplomate qui avait servi auparavant à Cuba évoque «la fin d’un cauchemar». A ses yeux, le putsch permettra de «sauver le pays du chaos et de la guerre civile, pour le reconstruire en restaurant l’ordre, la justice, la paix sociale et l’économie, extirper le marxisme et nettoyer la nation des extrémistes l’infestant». Il prend une première mesure qui parle d’elle-même: contrairement à d’autres légations plus accueillantes, il refuse d’ouvrir les portes de la sienne aux Chiliens en danger.

Qu’en est-il des autorités ­fédérales?

La Suisse reconnaît officiellement la junte militaire le 15 septembre 1973, soit seulement quatre jours après le coup d’Etat. Contrairement à l’usage, elle n’envoie pas de télégramme de condoléances à la veuve du défunt président Allende qui a mis fin à ses jours durant l’assaut de l’armée. Enfin le 23 février 1974, Berne introduit un visa obligatoire pour les ressortissants ­chiliens.

Comment le Conseil fédéral règle-t-il au final la question des réfugiés?

Il hésite beaucoup. Mais la pression de l’opinion publique l’oblige à forcer la main de son émissaire à Santiago. Celui-ci ouvre alors au compte-gouttes les portes de son ambassade. Après de longues discussions, un contingent de 200 réfugiés est accueilli en Suisse dès novembre 1973. 

Pratique étrange, des fonctionnaires fédéraux se rendent au Chili pour sélectionner les personnes jugées dignes d’obtenir l’asile. En avril 1974, Charles Masset s’illustre enfin dans le bon sens. Il utilise ses contacts avec la junte pour faire libérer l’activiste de gauche lausannois Pierre Rieben qui avait été arrêté et torturé pour avoir aidé des opposants à trouver refuge dans diverses ambassades.

Comment réagissent les Suisses faces à l’attitude timorée des autorités?

 
La société civile engagée s’organise. Berne est inondée de courriers de citoyens exigeant une condamnation officielle de la junte militaire et une aide aux persécutés. Dans toute la Suisse naissent des comités de solidarité avec le peuple chilien. L’action «Places gratuites» menée par les Eglises et les milieux associatifs, et appuyée par le canton du Tessin, se met en place dès la fin 1973. 

Son but? Convaincre la population, les paroisses et les communes d’accueillir des réfugiés chiliens. En deux ans et demi d’activité, ce mouvement parvient à aider environ 400 personnes à quitter le pays et à trouver refuge en Suisse chez des particuliers. Un bel exemple de solidarité qui serait aujourd’hui impensable. Preuve en est le résultat des dernières votations sur l’asile.
 
Certains citoyens se montrent au contraire solidaires avec le régime militaire. C’est par exemple le cas de Mario Puelma, professeur en philologie classique à l’Université de Fribourg. Le natif de Santiago s’emploie énergiquement à améliorer l’image de la dictature.

 Il devient l’intermédiaire entre l’ambassade de Pinochet à Berne et le Schweizerischen Ostinstitut, un centre de propagande anticommuniste dirigé depuis la capitale par Peter Sager, qui devint plus tard conseiller national UDC.
 
> Lire aussi l’article d’Ivo Rogic «La diplomatie suisse face au Chili révolutionnaire (1970-1973): la fin d’une amitié?» qui vient de paraître dans la revue «Cahiers des Amériques» de l’Université de La Rochelle, en France.


Pour l’industrie helvétique, les affaires étaient les affaires

A la fin des années 60, l’industrie suisse est bien représentée au Chili. Nestlé y détient une position dominante dans différents secteurs alimentaires. Ciba Geigy, Sandoz et Roche jouissent d’un excellent positionnement dans le domaine de la santé. Et les industries de l’armement (Oerlikon-Bührle), des machines (Brown Bovery, Sika) et de la construction (Schmidheiny) y sont prospères. 

Contrairement aux rapports alarmistes des diplomates et aux inquiétudes des industriels – Nestlé craignait la nationalisation de ses usines et la pharma redoutait que l’on autorise la fabrication de génériques – ces entreprises traversent sans encombre la période Allende.

eaux troubles Il n’en est pas de même pour le marché des exportations suisses, pénalisé par la décision de Berne de ne plus les couvrir financièrement au travers de la garantie contre les risques à l’exportation. Si le volume d’exportation suisse vers le Chili diminue durant l’intermède socialiste, il augmente considérablement dans les années qui suivent le coup d’Etat, commente Ivo Rogic.

L’historien estime que certains segments marginaux de la place financière suisse ont contribué à l’éclosion du putsch du 11 septembre 1973. 

Il cite par exemple l’affaire de l’entreprise Intercordia Finanz SA. En 1971, cette société basée à Glaris est accusée par la justice chilienne de sabotage économique pour avoir corrompu des cadres du gouvernement dans le but de déstabiliser le marché du cuivre chilien, poumon économique du pays. Il évoque ensuite le cas de la Banque pour le commerce continental.

Cet établissement privé genevois dirigé par la famille chilienne Klein aurait mis à disposition d’importants capitaux pour déstabiliser Allende, notamment en finançant une grève des camionneurs qui a eu des effets désastreux pour l’économie. Ces transactions auraient été facilitées par de fréquentes visites à Genève d’opposants chiliens entre 1972 et 1973, dont l’ex-président Frei et Orlando Saenz, le puissant chef du patronat SOFOFA. Les exportations d’armes suisses vers le Chili sont suspendues dès 1972. Elles reprennent à l’arrivée au pouvoir de Pinochet, qui reçoit des licences de production pour les chars Piranha de Mowag et pour des fusils d’assaut SIG.

Le cas du PC-7 Ivo Rogic mentionne aussi la présence chilienne d’avions PC-7 de la firme Pilatus. Huit de ces «bombardiers du pauvre» sont acquis via la France par Pinochet en 1980. Quatre appareils quittent en mai les ateliers de Stans à destination de Cambrai, suivi de quatre autres le mois suivant. 

Ce sont des militaires chiliens qui les pilotent, après avoir reçu de Berne l’autorisation de survoler l’espace aérien suisse. «Je ne sais pas comment le transport s’est effectué ensuite de la France vers le Chili», précise le chercheur. 

On s’en souvient. L’affaire Pilatus avait fait grand bruit en Suisse entre 1978 et 1984 quand les journalistes Ariel Herbez et Roger de Diesbach avaient révélé que ces avions d’entraînement exportés vers des pays instables étaient aisément transformables en machines de guerre. 


Source : Le Courrier (Suisse)