mercredi 3 juillet 2013

Amérique latine, les liens troubles des pays de l'ALBA ?

Les ennemis 
de mes 
ennemis...


Par Hervé Do Alto (*)


Pour celles et ceux qui soutiennent les processus de transformation sociale à l’œuvre en Amérique latine, gageons que nous ressentons tous un vrai malaise chaque fois que Correa, Morales, ou hier Chávez, s’affichent complaisamment aux côtés d’un dictateur. Révolutions arabes obligent, les contradictions de la politique étrangère de cette nouvelle gauche se sont trouvées plus d’une fois débattues dans les colonnes des journaux conservateurs, qui pensent tenir là la preuve ultime du caractère autocratique des régimes de ces soi-disant caudillos

Elles font aussi l’objet d’intenses polémiques au sein même de la gauche radicale européenne et arabe, les premiers au nom de la cohérence – comment peut-on se dire de gauche et soutenir des dirigeants dont le pedigree autoritaire n’est plus à discuter? –, les seconds parce qu’il ne fait guère plus de doute, pour eux, que les figures de la gauche latino-américaine ne sont que de simples complices des tyrans.

La relation qu’entretiennent ces dirigeants avec les dignitaires des régimes autoritaires du monde arabo-musulman ne cesse d’interpeller et de surprendre, en effet. Pourtant, elle n’est pas dénuée de logique si l’on considère que la diplomatie développée d’abord par Chávez, puis par Morales et Correa, s’inscrit dans la tradition d’une coopération entre pays du Sud, périphériques sur l’échiquier mondial et en résistance contre l’ordre mondial – hier, les non-alignés se mettant à distance de Washington comme de Moscou; aujourd’hui, ces rogue states pointés du doigt comme des trublions sur une scène politique internationale où devraient régner démocratie représentative et économie de marché. 

C’est sur la base de ce tout petit dénominateur commun qu’a été rendue possible l’alliance entre des leaders révolutionnaires latinos et des autocrates arabo-musulmans, une alliance de l’ordre de l’évidence dès lors que ces derniers devenaient la cible des Etats-Unis au lendemain des attaques du 11 septembre 2001. 

Et si certains analystes latino-américains pensaient alors des aventures impériales de Washington dans le Proche et le Moyen-Orient qu’elles conduiraient l’encombrant voisin du Nord à relâcher la pression sur son «arrière-cour», le coup d’Etat au Venezuela le 11 avril 2002 démentirait bien vite ces optimistes pronostics – les cas du Honduras et du Paraguay, au contraire, montrent combien il s’agit d’un problème brûlant.

La recrudescence de l’interventionnisme étasunien et l’hostilité explicite de l’administration Bush à l’encontre de Chávez sont en effet les deux facteurs qui façonnent ce regard, si différent du nôtre, de la gauche latino-américaine sur la politique internationale. 

Là où, vu d’Europe, nous voyons, dans la chute de Kadhafi en Libye et dans la déstabilisation du régime de Bachar al-Assad en Syrie, des luttes populaires et démocratiques on ne peut plus légitimes, en Amérique latine, on soupçonne plus volontiers la main de Washington, dans les sphères du pouvoir comme dans les organisations de base. 

C’est pourquoi Chávez, Morales comme Correa, en dépit des différences de style, ont convergé pour prendre la défense inconditionnelle des régimes menacés d’une intervention militaire – Kadhafi, al-Assad, mais aussi Mahmoud Ahmadinejad en Iran – sans que cela ait jamais prêté à discussion entre eux. 

A l’heure où il est établi que l’armée régulière syrienne utilise du gaz sarin dans le conflit qui l’oppose aux rebelles, il va de soi que le soutien de Correa à al-Assad peut paraître très choquant. Ainsi le président équatorien déclarait-il au sujet de la Syrie, le 25 mai dernier, à l’occasion de la cérémonie d’investiture pour son troisième mandat: «Nous lisons cette histoire comme dans un livre ouvert et les choses sont claires pour nous (1).»

Certes, on pourra affirmer sans mal que, pour les populations locales, le bilan des démocratisations les plus récentes est mitigé, voire négatif, qu’il s’agisse des «révolutions orange» d’Europe de l’Est ou des régimes croupions installés au terme d’interventions militaires occidentales à Kaboul, Bagdad ou Tripoli (2). Pour autant, ce n’est pas parce que les mobilisations populaires en faveur de la démocratie y ont été le plus souvent dévoyées qu’il faut tirer la conclusion qu’elles sont indésirables. 

Etrangers à des contextes sur lesquels ils «plaquent» leur propre réalité et leurs propres craintes, les dirigeants latino-américains doivent être interpellés sur ces alliances «contre-nature» qui résultent de l’adage selon lequel «les ennemis de mes ennemis sont mes amis». 

Mais encore faut-il, en Europe, formuler une critique à leur encontre qui tienne compte de leur propre perception de la réalité politique et sociale, de laquelle transparaît une préoccupation des plus légitimes: pouvoir expérimenter sa propre voie en toute indépendance, sans risque d’ingérence de la part d’une quelconque puissance étrangère.   


Notes : 

(*) Enseignant-chercheur à l’Université de Nice Sophia Antipolis.

(1) Dépêche de l’agence de presse officielle syrienne Sana.

(2) On trouvera d’intéressantes études de cas dans l’ouvrage collectif dirigé par Boris Petric, La fabrique de la démocratie, Paris, Editions de la MSH, 2012.


Source : Billet d'opinion du COURRIER (Suisse)