samedi 23 mars 2013

Quel avenir pour le Mouvement des sans terre au Brésil ?

Brésil : 
La réforme agraire 
fait-elle encore du sens ?

Par Jean-Jacques Fontaine

En avril, le Mouvement des Travailleurs Sans Terre commémore chaque année le « Massacre du Carajas » du 17 avril 1996, par des opérations coups de poing et des occupations de terre. Ce jour-là, à l’occasion d’une manifestation pour la réforme agraire, 2’500 personnes bloquent la route reliant Maraba à Bélem, dans l’Etat du Para.  La police tire dans la foule et fait 19 morts. Depuis, le MST a instauré « l’Avril Rouge » au nom « des revendications des paysans qui n’ont ont pas accès à la terre à cause de la structure latifundiaire de la propriété rurale ». 

Cet anniversaire risque cependant d’être discret cette année car le mouvement est en perte de vitesse. La réforme agraire ne fait plus recette, certains se demandent même si elle a encore un sens…

« Le latifundio improductif s’est éteint grâce à l’avance du capitalisme dans les campagnes. Qui l’eût cru ! L’expansion de la frontière agricole jusqu’aux marges de l’Amazonie a fait du pays le grenier du monde. L’apparition des grandes entreprises agroindustrielle ne s’est pourtant pas réalisée au détriment des petites exploitations. Au contraire, les agriculteurs qui ont su adapter leur production sont devenus les fournisseurs privilégiés de ces grands groupes ».

La réforme agraire est dépassée

Cet éditorial d’un grand quotidien brésilien ouvre une série de reportages sur l’état de la réforme agraire en ce début 2013. Au-delà de son aspect provocateur, il met sous la lumière des projecteurs une vérité que beaucoup admettent en privé, mais qui reste politiquement tabou en public : 30 ans après le retour à la démocratie, la réforme agraire brésilienne a échoué, son utilité est aujourd’hui questionnable.

« Cette modernisation des campagnes, poursuit l’éditorial, liée à une tendance inexorable à l’urbanisation de la population a réduit la marge de manœuvre du MST. Au point qu’il recrute maintenant ses militants parmi les chômeurs et les désoeuvrés des villes, des personnes dont la vocation n’est pas l’agriculture. 

Le plein emploi et l’extension des programmes d’assistance sociale ont miné les bases du MST. Les plus jeunes désertent les « assentamentos » de la réforme agraire pour aller, avec raison, chercher fortune ailleurs. Du point de vue historique, l’idée de la réforme agraire est dépassée ».

Des jeunes qui désertent

C’est incontestable, les lotissements de la réforme agraire vieillissent. Les plus jeunes s’en vont. A ce titre, l’histoire de Maria Cromaço da Silva, qui vit à Nova Canãa dans le Nord-Est, à 50km de Recife est exemplaire. A 50 ans, elle a donné le jour à 22 enfants de pères différents. 13 sont morts, les 9 survivants ne pensent qu’à partir. Cássia, 24 ans s’est déjà installé à São Paulo, il est vendeur dans un grand magasin. Son frère Cassiano, 18 ans, est maçon sur un chantier de Paulista, dans la banlieue de Recife. Leurs 7 frères et sœurs, âgés de 9 à 15 ans ont déjà averti leur mère : dès qu’ils auront l’âge, ils s’en iront aussi.

Il n’y a pas de statistiques officielles de l’INCRA, l’Institut de la Réforme Agraire sur l’exode des jeunes, mais la Fédération des Travailleurs de l’Agriculture Familiale (Fetraf) estime que 8 enfants sur dix, nés dans les « assentamentos » ont abandonné les lieux ou envisagent de le faire. Le MST parle lui d’une évasion de l’ordre de 60%. Les fils de la réforme agraire vont chercher une meilleure qualité de vie dans les centre urbains : éducation plus performante, salaires plus élevés, loisirs en plus grand nombre…

Pas de futur dans les campagnes

« La migration est certes le résultat d’une attraction des villes, mais aussi d’une absence de perspectives dans les campagnes, analyse Elisa Guaraná, chercheur à l’Université Fédérale Rurale de Rio de Janeiro (UFRRJ). Le travail des champs n’est pas valorisé socialement. Il est regardé péjorativement ». Cela affecte particulièrement les enfants: « mon fils ne veut plus aller à l’école, témoigne Priscilla, qui vit à  Ismael Filipe, toujours dans le Pernambuco nordestin. Les autres se moquent de lui parce qu’il vient d’un campement de la réforme agraire. Ils le traient d’avorton sans terre ».

Les jeunes femmes non plus, ne trouvent pas leur compte, dans les campements de la réforme agraire, poursuit Elisa Guaraná : « elles cherchent une certaine autonomie et dans les lotissements, elles ont moins d’accès que les hommes aux processus de décision ». « Nous assistons à une politique d’extermination du paysannat à cause de l’absence de mesures pour stimuler les jeunes à rester sur place» dénonce Plácidio Junior, membre de la Commission Pastorale de la Terre.

Nécessité d’une nouvelle politique

Le Président de l’Institut National de la Colonisation et de la Réforme Agraire, Mario Guedes, reconnaît qu’il faut une nouvelle politique pour mieux fixer les jeunes à la campagne. L’INCRA veut favoriser à l’avenir cette catégorie de la population dans la distribution des terres. Un des principaux problèmes, dit-il, c’est le système de succession rural, compliqué et lent, qui ne permet pas aux descendants des « assentados » d’accéder au crédit. « Mais il ne faut pas dramatiser, nuance-t-il, l’exode rural est moins important dans les exploitations de la réforme agraire que dans les autres secteurs de l’agriculture familiale. Les colons ont une tradition de lutte pour la terre qu’ils transmettent à leurs enfants. »

Cette vision optimiste est loin d’être partagée. Car ce n’est pas seulement les jeunes qui désertent les campements de la réforme agraire par manque de perspectives, leurs parents n’y trouvent pas non plus leur compte ! D’après des chiffres de décembre 2011, 4,2 millions de brésiliens habitent les « assentamentos », soit 945’000 familles. 340’000 d’entre elles n’ont comme seule source de revenu garanti que la Bourse Famille du gouvernement. Si on ajoute les autres formes d’aide sociale, ce sont 466’000 familles qui sont assistées. Ainsi. 4 à 5 colons de la réforme agraire sur 10 ne parvient pas à vivre du produit de la terre sur laquelle ils sont installés.


Des terres infertiles et des colons mal préparés

La plupart n’utilisent leurs lots que pour habiter et ne plantent que le minimum nécessaire à leur propre consommation. Ils vont chercher le complément aux subsides de la Bourse Famille en dehors. Ils se font journaliers dans les grandes exploitations voisines ou manœuvres sur les chantiers de construction en ville. Tous les spécialistes sont d’accord : les problèmes de la réforme agraire sont liés à la nature des terres distribuées, généralement de mauvaise qualité et trop exigües, à l’absence d’encadrement technique, à la difficulté d’obtenir des crédits et des semences et à la précarité des circuits d’écoulement de la production.

« Au départ, les candidats à la colonisation étaient pauvres. Avec l’obtention d’un titre de propriété, leur situation s’améliore, mais ils ne sortent pas de la pauvreté » constate Alexandre Valadares, de l’Institut de Recherches Economiques Appliquées (IPEA). « Historiquement, ajoute Carlos Guedes, le Président de l’INCRA, beaucoup de candidats à la réforme agraire n’étaient pas des ruraux. Ils venaient des villes ou étaient orpailleurs en Amazonie. Le fait de pouvoir s’installer sur des terres incultes était une porte de sortie pour eux. Mais ils n’avaient pas d’expérience de l’agriculture et ils ont été abandonnés à eux mêmes ».

Des favelas rurales

En février dernier (2013), le Secrétaire Général de la Présidence Gilberto Carvalho a qualifié les « assentamentos » de la réforme agraire « de favelas rurales », donnant le coup d’envoi à une offensive gouvernementale qui sera lancée en cours d’année. 342 millions de R$ (171 millions de US$) devraient être consacrés à « l’agro-industrialisation des lotissement de la réforme agraire », selon les termes employés par la Présidente Dilma Rousseff, « afin de créer une classe moyenne à la campagne formée de petits propriétaires ruraux intégrants les assentamentos ».

Carlos Guedes nuance : « les 116’000 familles qui demandent aujourd’hui à bénéficier de la réforme agraire ne seront pas toutes installées à la campagne. L’époque où seule la propriété de la terre était la solution pour sortir de la misère est révoquée. Le pays s’est modernisé, d’autres opportunités sont apparues, une partie de ces familles seront dirigées vers des secteurs différents de celui de la réforme agraire ».

Une vision qui ne fait pas consensus

Cette perspective n’est pas du goût d’Alexandre Conceição, un des leader du MST : « c’est vrai que la terre en soi ne résout pas tout. C’est vrai qu’il faut aussi une assistance technique digne de ce nom, un accès au crédit et aux semences et des réseaux d’écoulement de la production. Mais il y a encore beaucoup de terres disponibles au Brésil. Et aujourd’hui on connaît des techniques efficaces pour récupérer les sols épuisés. La réforme agraire reste une priorité ».

A preuve, ajoute Alexandre Conceição : « les lotissements créés avec l’appui du MST sont aujourd’hui les plus grands producteurs de riz organique du pays. Ils jouent un rôle important pour l’approvisionnement des bassins laitiers du Sud et du Sud-Est, ils élèvent des milliers de poulets en liberté. Nous produisons beaucoup plus que ce que les gens imaginent. »

Changer de stratégie

On comprend que pour les militants des Sans-Terre, il est difficile d’accepter que le Gouvernement veuille maintenant réduire la réforme agraire à un volet parmi d’autre de sa politique de lutte contre la pauvreté.  Il en va de la crédibilité même et de l’existence du MST ! Cependant, sans une base quantitativement significative pour faire la réforme agraire vivre sur le terrain, et sans un renouvellement de ses troupes pour pratiquer des actions d’occupation  choc et de coups de force symboliques, le Mouvement des Sans-Terre doit se chercher un second souffle.

Il semble l’avoir compris : le mode d’action pratiqué jusqu’ici ne parvient plus à infléchir le cours des choses : la distribution de terrs de la réforme agraire est en recul constant depuis 2008. 62’600 familles cette année-là, 10’800 en 2012, un recul de 24% par rapport à 2011. « Reste au MST à se légaliser comme parti politique et à chercher par le vote l’appui qui lui manque pour son projet de société » conclut l’éditorial du journal O Globo, cité en début d’article.