lundi 17 septembre 2012

Chili : L’après 11 septembre 1973, l’assassinat de la poésie ?

Victor Jara et Pablo Neruda,  toujours présents !

Chili : L’après 11 septembre 1973 ou la mort de deux grands poètes chiliens

Par Lionel Mesnard

Difficile de dépeindre en quelques mots deux personnages ayant marqué de nombreuses mémoires d’adolescents et d’adultes, cette date du 11 septembre résonne encore comme un triste cri, celui des étudiants réprimés dans le sang à Santiago en ce mois de septembre 1973. On ne devine pas toujours qu’en France, ce qui se passa au Chili fut aussi la raison ou le choix de l’engagement pour pas mal de futurs militants français de gauche et internationaliste comme une évidence... 

Si beaucoup, jeunes et témoins de cette époque gardent en mémoire le coup d’état contre le président Salvador Allende et le gouvernement d’unité populaire, le 11 septembre, on en oublierait presque la disparition de deux grandes figures de la poésie chilienne : Victor Jara, le 16 septembre et Pablo Neruda, le 23 septembre 1973. (ci-contre avec S. Allende)

Non seulement la junte militaire de Pinochet engagera une chasse contre des milliers de militants ou sympathisants de gauche, ce qui entraînera la mort ou la disparition d’au moins 3.000 personnes, mais aussi l’obligation de fuir, de prendre l’exil pour des dizaines de milliers d’autres.

Le renversement du pouvoir démocratique, l’intervention de l’armée est minutieuse et c’est jusque dans les foyers que s’organisera la répression. Pour bon nombre, s’ils n’ont pas pu se cacher, ils ou elles se retrouvèrent parquer dans des lieux de rétentions, notamment dans des enceintes sportives.

C’est ainsi qu’aux courts des événements, les jours suivants du 11 septembre se produiront deux disparitions très symboliques.

La première, la mort du chanteur, compositeur et interprète Victor Jara marquera les opinions de l’époque :

Victor Jara est emprisonné et torturé à l'Estadio Chile (aujourd'hui le Stade Víctor Jara) puis à l'Estadio Nacional avec de nombreux autres prisonniers d’opinions. Il y écrira son dernier poème « Estadio de Chile » dénonçant la dictature s’abattant sur le Chili. Il restera inachevé. Víctor Jara sera mis à l'écart des autres prisonniers et en voici le récit de ses derniers instants :

« On amena Victor et on lui ordonna de mettre les mains sur la table. Dans celles de l'officier, une hache apparut. D'un coup sec, il coupa les doigts de la main gauche, puis d'un autre coup, ceux de la main droite. On entendit les doigts tomber sur le sol en bois. Le corps de Victor s'écroula lourdement. On entendit le hurlement collectif de 6 000 détenus. L'officier se précipita sur le corps du chanteur-guitariste en criant : " Chante maintenant pour ta putain de mère ", et il continua à le rouer de coups.

Tout d'un coup Victor essaya péniblement de se lever et comme un somnambule, se dirigea vers les gradins, ses pas mal assurés, et l'on entendit sa voix qui nous interpellait : " On va faire plaisir au commandant. " Levant ses mains dégoulinantes de sang, d'une voix angoissée, il commença à chanter l'hymne de l'Unité populaire, que tout le monde reprit en choeur. C'en était trop pour les militaires ; on tira une rafale et Victor se plia en avant. D'autres rafales se firent entendre, destinées celles-là à ceux qui avaient chanté avec Victor. Il y eut un véritable écroulement de corps, tombant criblés de balles. Les cris des blessés étaient épouvantables. Mais Victor ne les entendait pas. Il était mort. » (1)

Après son enterrement semi-clandestin le 18 septembre 1973, il faudra attendre le 5 décembre 2009 que soit rendu un dernier hommage national dans le Cimetière Général de Santiago. Lors de cette cérémonie seront présents : sa veuve Joan Turner et ses deux filles Manuela et Amanda, ainsi que la présidente Michelle Bachelet et des milliers d’anonymes.

A croire que le sort devait s’abattre sur la poésie, une semaine après, et sans rapport apparent avec l’oeuvre de répression meurt Pablo Neruda.

Faut-il préciser que la mort de Neruda est aussi la disparition d’un des plus grands poète latino-américain. Il fut nommé ambassadeur en France en mars 1971. En octobre de la même année, il recevra le prix Nobel de littérature à Stockholm. Sentant le poids des âges Neruda quitte sa charge d’ambassadeur le 20 novembre 1972 et rentre au Chili avec Mathilde Urrutia (ci-contre).

Sa mort en plein coup d’état, le symbole fait lumière à la lecture de ces quelques lignes (c-après) et sur son enterrement, le 23 mai 1973 à Santiago. Ce sera la seule manifestation qui ne sera pas réprimée, impossible au regard du monde, que l’on s’attaque à une monument de la littérature mondiale.

«S'il vous plaît, plus de photos», a demandé Matilde. Les flashes mitraillaient avec insistance le corps sans vie du poète, en projetant une lumière clignotant dans ce couloir obscur de la Clinique Santa María. C'était le matin du 24 septembre 1973. La nuit précédente, à dix heures passées, Neruda était mort en prononçant -dans un délire bouleversant- ses derniers mots : «Ils sont en train de les fusiller ! - Ils sont en train de les fusiller !» .

Les photographes n'ont pas fait grand cas du désir de la veuve, et ils se sont obstinés dans l'éclair de leurs appareils photographiques. Avec la presse, une vingtaine d'amis intimes se pressaient aux côtés de Matilde. Le corps fut mis dans un cercueil gris qui est arrivé peu après. Francisco Coloane a fini de boutonner la chemise, ils refermèrent le cercueil et le cortège se dirigea à La Chascona (maison du poète à Santiago), sur le flanc de la colline San Cristóbal. (…)

(…) Et c’est également malgré la peur que les gens sont sortis dire au revoir à Neruda, ce matin tièdement ensoleillé. Rue Purísima, Fleuve Mapocho, Avenue La Paz. Face à une centrale électrique, les bérets noirs de l’armée visaient le cortège. Les gens se resserraient. Par moment, quelqu’un, un livre à la main, récitait des vers du poète :

Chacals que le chacal repousserait,
pierres que le dur chardon mordrait en crachant,
vipères que les vipères détesteraient !

Au cimetière, il y eut des discours, des poèmes en hommage à Neruda, de vagues métaphores exigées par la précaution de ne pas dire ce qu’on aurait préféré crier. Ils placèrent le cercueil dans le mausolée, et le couvrirent de fleurs. Il restait encore à limiter les risques de la sortie. Des rumeurs circulaient. «Ils arrêtent des gens dehors», quelqu’un a dit. «Sors par derrière», conseillait un autre. A l’entrée du cimetière se tenaient les militaires, ils regardèrent les gens sortir, vigilants, sans bouger. »

Notes :

(1) Miguel Cabezas (extrait d'un article paru dans l'Humanité du 13 janvier 2000).

(2) La traduction est  de Mélina Cariz. Origine non précisée. L’article en entier  est à lire sur le blog dédié à Pablo Neruda